Lire, relire... Jean Bart, Europolis, traduit du roumain par Gabrielle Danoux, 2016, réédition Les Argonautes, 2025
Eugeniu Botez (1874-1933), commandant de marine et écrivain, rendit un bel hommage à l’un des plus fameux corsaires français en signant ses livres du pseudonyme de Jean Bart. Donc ne nous y trompons pas. Europolis est bien un roman roumain, dont l’action se déroule dans une ville cosmopolite, entre Orient et Occident, aux limites de la terre et de l’eau, entre fleuve et mer : à l’embouchure du Danube, dans un port qui, entre XIXe et XXe siècle, (le livre fut publié en 1933), ne vivait que du trafic maritime. Avant d’être envahie par les bancs de sable, Sulina était une porte grand ouverte : « Après la guerre de Crimée, c’est l’Europe qui est entrée en possession de cette clef qu’elle tient d’une main ferme et ne compte plus lâcher : elle ne la confie même pas au portier, qui est en droit d’en être le gardien. ». Tenue par la « Commission européenne du Danube » (d’où le titre du livre), la ville roumaine est une « tour de Babel » où se côtoient Roumains, Grecs, Turcs, Russes, Lipovènes, occidentaux divers, « marins, commerçants, artisans, portefaix, escrocs, vauriens, femmes de toutes sortes. ».
Là, entre bistrots et quais, entre maisons bourgeoises et taudis, tous, notables comme prolétaires, attendent l’arrivée du frère de Stamati, « l’Américain », qui en tant que tel doit forcément être riche et est accueilli en héros. Las ! Nicula Marulis, sur qui étaient fondés tous les espoirs de richesse et de développement, s’avère être un ancien bagnard de Cayenne qui pour tout bien ramène sa fille Evantia, jeune et magnifique métisse, qui va faire tourner la tête des hommes et crever de jalousie les dames. Vont s’ensuivre diverses aventures accompagnées de rumeurs, de secrets plus ou moins dévoilés, de coups de théâtre, d’idylles et de tragédies amoureuses, dans la tradition du drame populaire – d'où l’humour toutefois n’est pas absent, ne serait-ce que par le burlesque de certaines scènes, par la satire sociale ou par quelques plaisanteries teintées d’une misogynie à prendre au second degré.
Europolis est une fresque qui, à partir du petit point qu’est Sulina, transporte le lecteur entre Mer Noire et continent américain, aller et retour, et décrit en profondeur la vie locale. Les scènes de foule, les portraits hauts en couleur, la vie et les loisirs des travailleurs, la description des manœuvres navales et portuaires, l’évocation du Delta du Danube, tout fait l’objet d’une verve tantôt réaliste, tantôt épique, voire héroï-comique. On ne peut s’empêcher de penser à la tradition homérique (l’une des héroïnes ne s’appelle-t-elle pas Penelopa ? Nicula Marulis, de retour de pays lointains, n’est-il pas un Ulysse décevant ? La navigation n’est-elle pas une composante primordiale du roman ?). Mais, plus contemporain de l’auteur, on pense aussi à Panaït Istrati : art du portrait vivant, vie grouillante d’une société aux origines et aux conditions mêlées, présence centrale du Danube, verve satirique, poésie du voyage : « Ce n’est que sur un navire aux voiles gonflées par le vent du large qu’on appréhende la beauté et la poésie de la mer. ». Et pour finir, cette profession de foi de l’un des protagonistes, le sous-lieutenant Neagu, qui « s’était créé une doctrine personnelle qu’il avait baptisée “humanitarisme positiviste″. » : « À force de trop aimer l’humanité j’ai fini misanthrope, à force de trop croire en la vérité et en la droiture, je suis devenu sceptique. ».
Lire Europolis, dans cette nouvelle et belle traduction (après celle de Constantin Botez, publiée en 1958), c’est, en suivant la destinée d’une foule de personnages pittoresques, retrouver merveilleusement et tragiquement un monde disparu. « La porte de Sulina se referme à jamais. ».
Jean-Pierre Longre
Marius Daniel Popescu, Le cri du barbeau, éditions Corti, 2025
Vintil

André Paléologue, Cécile Lauru. Le destin d’une compositrice française, de Nantes aux Carpates, Les cahiers de la société historique et archéologique des VIIIe et XVIIe arrondissements, numéro spécial, 2021.
Mais la rencontre de Vasile Georgescu Paleolog, le coup de foudre réciproque et le mariage changèrent l’orientation de sa vie. Son mari roumain, homme d’affaires, critique d’art, essayiste, était un ami de Constantin Brancuşi, spécialiste de son œuvre, et Cécile put ainsi fréquenter l’avant-garde de l’époque, artistes, hommes de lettres, musiciens, en particulier Erik Satie et le « groupe d’Arcueil ». « En 1921, selon les critères de l’époque, Cécile Lauru Paleolog était une femme comblée : mariée à un homme d’affaires de « bonne condition », mère de trois garçons en pleine forme, douée d’un potentiel créatif reconnu et admiré de son entourage… ». Elle suit son mari dans ses voyages professionnels, puis la famille part s’installer en Roumanie. Dépaysement total pour Cécile, qui va trouver une activité d’ethnomusicologue et continuer à créer, nourrissant ses compositions du « chant de l’Église orthodoxe » et du « folklore musical villageois », et qui durant cette période va composer, « dans un parfait esprit de liberté et de création », ses plus grandes œuvres. Puis c’est à nouveau Berlin pour l’éducation de ses enfants (1930-1940), l’expulsion par le régime nazi, le retour en Roumaine (Bucarest), avec « la musique comme dernier refuge » face aux brimades du régime totalitaire, la possibilité de revenir en France où elle meurt accidentellement en 1959.
André Paléologue, historien, petit-fils de Cécile Lauru, était bien placé pour écrire l’histoire de cette musicienne trop méconnue, qui mérite amplement une réhabilitation, elle qui a tenté une « synthèse sonore européenne ». Son ouvrage, fortement documenté, illustré de photos probantes, raconte certes en détail la vie particulièrement remplie de sa grand-mère (qui soit dit en passant avait un caractère bien trempé), en s’appuyant en partie sur les 586 pages manuscrites de ses Souvenirs. Mais il va au-delà : il révèle tout un pan de la musique européenne du XXe siècle, sans se priver de faire quelques apartés, par exemple sur le piano qui a suivi la musicienne dans toutes ses pérégrinations, ni de poser quelques questions ou d’émettre quelques réflexions, par exemple sur la correspondance des arts (musique, littérature, peinture, sculpture…), ou sur le fait de savoir si l’on peut « circonscrire l’espace d’une musique spécifiquement roumaine » (question qui taraudait V. G. Paleolog), ou encore si l’on peut créer, comme le tenta Georges Enesco, une « musique moderne et nationale. » Ainsi, ces pages suscitent l’intérêt à plusieurs titres (biographique, musicologique, historique, critique), et mettent en lumière non seulement l’existence d’une grande figure artistique, mais beaucoup de questions relatives à la vie culturelle européenne.
F. Brunea-Fox, de son vrai nom Filip Brauner, né en Moldavie en 1898 et mort en 1970, a dans sa jeunesse fréquenté l’avant-garde roumaine, avec notamment son ami B. Fundoianu qui deviendra Benjamin Fondane, puis s’est principalement consacré au journalisme avec des reportages dont l’ouvrage publié par les éditions Non Lieu donne un aperçu représentatif du style original de leur auteur, surnommé « le prince des reporters ». Cinq textes composent cet ouvrage : quatre reportages et un témoignage sous forme de journal en plusieurs parties qui donne son titre au volume, l’ensemble complété par un entretien accordé début 1970 par l’auteur au journaliste Carol Roman.
Benjamin Fondane, Le mal des fantômes, édition établie par Patrice Beray et Michel Carassou avec la collaboration de Monique Jutrin. Liminaire d’Henri Meschonnic, Non Lieu /
Cahiers Benjamin Fondane
Le Persil Journal
Ana Blandiana, Poèmes résistants, traduits du roumain par Hélène Lenz, édition bilingue révisée et présentée par Jean Poncet, Jacques André éditeur, 2024
Luminitza G. Tigirlas vient de publier deux ouvrages bien différents l’un de l’autre, mais dont le point commun est la poésie.
L’évidence de la paix nous enfante
Dumitru Tsepeneag, Mise en scène, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2024
Constantin Acosmei, Le Jouet du mort, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions Marguerite Waknine, coll. Les cahiers de curiosités, 2024
Alina Şerban, La Grande Honte, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions L’espace d’un instant, 2024
Depuis le poème « Correspondances » de Baudelaire (entre autres références), il est souvent question de synesthésies en matière artistique, et c’est tant mieux, car l’art est le meilleur moyen de solliciter simultanément tous les sens, ou plusieurs d’entre eux. Voilà ce qui se passe dans le beau recueil poétique de Constantin Severin, lui-même artiste, fondateur de « l’Expressionnisme archétypal », mouvement qui se réfère à des créations de diverses époques.